Tsering Phuntsok | Moine bouddhiste
Centre de réception des réfugiés tibétains, Inde
20 AVRIL 2008 | Le transit s’exprime ici comme une longue attente qui doit aboutir à cette promesse tant annoncée d’un meilleur lendemain. Les sacrifices et les dangers ont été nombreux pour arriver à destination, pour obtenir cette ultime chance d’être libre. Libre d’avoir des convictions, de pouvoir les exprimer, de pouvoir envisager un avenir, de pouvoir suivrent des études et se construire. Ce transit est un temps à l’arrêt où les moments partagés sont figés. Je passe la majeure partie de mes heures en silence, au repos, à leurs côtés. Malgré la difficulté à communiquer, je rassemble au fil des jours les informations obtenues sur le parcours de ces jeunes enfants.
Tenzin Norbu, avec qui j’ai sympathisé, m’aide beaucoup à établir ces échanges. Il me racontera un peu plus tard son histoire. Pour l’heure, je demande à Mingyur d’être à mes côtés afin d’interviewer Tsering Phuntsok, moine bouddhiste d’environ 24 ans. Depuis mon arrivée, j’ai remarqué sa présence. Il est assis en tailleur sur un lit métallique, à proximité de la fenêtre. Tsering Phuntsok est aveugle. Il reste dans cette position, immuable, et la quitte seulement pour aller au temple de Sa Sainteté le 14e Dalaï-Lama afin de méditer, tôt le matin. En dehors de cette parenthèse, il est là, un peu à l’écart, mais présent. Son séjour au centre sera long, car son cas nécessite des soins.
Il arrive à McLeod Ganj le 27 novembre 2006. Son itinéraire est empreint de celui de nombreux réfugiés. D’abord en bus depuis Lhassa, il marche ensuite à travers les montagnes himalayennes, accompagné de guides et d’autres réfugiés. La réflexion des rayons lumineux sur la neige à une telle altitude lui brûle les rétines petit à petit. Il ne possédait pas de lunettes de soleil. Cette traversée à pied dure 45 jours, épaulé par ses compagnons de fortune.
Tsering Phuntsok vient d’une famille d’agriculteurs. Ses frères et soeurs ont fait le choix de rester pour aider et soutenir les parents au travail de la ferme. Leur motivation était qu’il puisse obtenir la bénédiction du Dalaï-Lama. Plus d’une année d’économies a été nécessaire pour entreprendre le périple. Je l’imagine dans sa maison natale décider de partir pour exister en tant que moine. Il faut ne plus avoir de choix pour agir ainsi. Il faut ne plus avoir envie de subir les humiliations quotidiennes, les tortures, les représailles et la censure. Encore faut-il parvenir à rompre les liens familiaux, ses racines, sa culture pour commencer ce long chemin. Faire survivre son identité, tel est l’enjeu.
Quelles armes reste-t-il à un peuple opprimé pour se faire respecter ?
Une citation du Dalaï-Lama parue dans le livre Tibet, le moment de vérité de Frédéric Lenoir y répond assez bien : « Le pouvoir de la vérité, même si parfois il paraît faible, ne change pas avec le temps. Le pouvoir des armes est immédiat et fort, très puissant et décisif, mais avec le temps il lui arrive de s’affaiblir. La vérité est faible, mais immuable, faible, mais éternelle et parfois elle grandit peu à peu. C’est exactement le cas pour le Tibet. »
D’un calme assuré, tournant indéfiniment son chapelet dans la main, Tsering Phuntsok écoute attentivement la question que Mingyur vient de lui poser :
Loïc Trujillo — Quelle définition donnez-vous au détachement ?
Après un long temps de réflexion, il me donne cette réponse :
Tsering Phuntsok — C’est le fait d’être détaché des choses superficielles pour se rapprocher de la lumière. Pour cela, nous devons faire le vide. Le « je » n’existe plus. C’est alors que peut commencer la compassion. La compassion viendra alors naturellement et rendra le reste superficiel. En somme, le détachement est la destruction du « je ».
Les quelques enfants présents l’entourent comme pour témoigner d’une histoire commune. Au fil de la discussion, il me confie n’avoir aucun ressenti négatif envers le peuple chinois, qui n’est pas responsable de l’attitude de son gouvernement, ajoute-t-il. Ils souffrent tout autant de cette dictature. Les enfants acquiescent unanimement puis Tsering répond aux questions suivantes :
Loïc Trujillo — Dans quelle(s) circonstance(s) le sentiment de détachement a-t-il pris naissance chez vous ?
Tsering Phuntsok — Lorsque j’ai perdu la vue pendant la traversée de l’Himalaya pour atteindre le Népal clandestinement depuis le Tibet. Cet évènement est en fait la meilleure des choses qui me soient arrivées. Il m’a amené à davantage me concentrer sur le chemin de l’éveil et ainsi à ne pas être distrait.
L. T. — De quoi ne pouvez-vous pas vous détacher ?
T. P. — Il m’est difficile pour l’instant de me détacher de ma colère, liée aux évènements qui se déroulent tous les jours au Tibet. Cette violence intérieure est inhérente au manque de contrôle de mes émotions. Cela prendra du temps.
L. T. — Dans quel cas le détachement est-il synonyme de fuite ?
T. P. — Quand la perte de contrôle de ces émotions nous éloigne de notre nature humaine.
L. T. — Quelle image donnez-vous au détachement ?
T. P. — Un rocher. Il est d’apparence éternel, mais il se désintègre lentement. Seule l’âme est éternelle.
L’entretien se termine. Tsering retourne dans son silence, imperturbable, tournant de nouveau son chapelet dans la main. Je redécouvre, grâce à Tsering, à quel point la paix doit d’abord se trouver en nous et comme il doit en être parfois très difficile. Celle-ci se manifeste dans notre capacité à pardonner, à accepter. Contrôler sa colère, c’est couper le mal à la racine. Tsering montre, par la méditation, sa volonté à gérer cette part d’ombre, dans la mesure du possible, afin de construire un nouveau regard. Les injustices qui l’ont frappé ne l’ont pas fait basculer dans la violence, bien au contraire. Il me confiera qu’il faut apprendre à mieux percevoir nos émotions et comprendre l’impact qu’elles ont sur nos réactions, que notre rapport au monde est lié à la perception que l’on en a. Seule la compréhension de nos émotions peut nous amener petit à petit à changer notre regard.